Capitaine d'occasion

L'immense paquebot "Le Babasse" a donc quitté le quai, actionnant a l'envi sa grosse sirène, et les milliers de passagers ont alors agité leur mouchoir blanc, ne pouvant contenir leur excitation au moment du départ. Leurs cris se mélaient à ceux du cortège de mouettes qui semblaient nous souhaiter bon voyage à leur manière, dessinant des arabesques dans l'air limpide. Baignés d'un doux soleil matinal, tandis que la masse d'eau bleue du port s'engouffrait remous par remous sous l'hélice de l'embarcation, nos visages décidèrent très vite de se tourner vers le large.

Quel temps superbe! Les passagers allaient et venaient sur le pont, grappes d'enfants courant partout, couples d'amoureux flânant au hasard, et membres de l'équipage affairés.

Et moi, capitaine d'occasion, j'avais revêtu à la hâte un costume trop grand, vissé au crâne une casquette impeccable, laissé poussé le peu de barbe que j'avais pu, et, alors que je me mettais à tousser en portant à la bouche une vieille pipe trouvée dans un tiroir familial, une jolie jeune femme apparut à l'entrée de la cabine de pilotage et me héla gentiment mais avec insistance: "Capitaine, capitaine! Puisque nous allons faire un bout de chemin ensemble... Parlez-nous d'abord de vous! Qu'on vous connaisse un peu mieux!"

Je rougis un peu, comme tout homme normalement constitué abordé grâcieusement par une voix de femme. De nouveau arrêté par une toux ridicule, je me décidai à jeter cette pipe par dessus bord, raclai ma gorge de manière peu convenue mais volontaire, et répondit à la jeune femme aux regard avide, que je ne croisai pas, d'ailleurs, car je regardais vers le lointain: "Soit. Dites à tous les passagers de se réunir sur le banc B27. Je vais vous raconter la jeunesse de Babasse!"